Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03 février 2021

Nocturne au vélomoteur

carnet,note,journal,autobiographie,prairie journal,éditions orage lagune express,christian cottet-emard,vélomoteur,nocturne,souvenir,enfance,nuit,blog littéraire de christian cottet-emard

Elles sont bien pâlottes cette nuit ces étoiles qui brillent par intermittence dans le ciel brouillé où se répercute l’écho sinistre du vrombissement d’un avion. Je vois ses feux clignoter très haut entre deux bandes d’espace encore dégagées. Parfois, ce grondement me tire de mon sommeil trop léger et je me retrouve dans la peau de l’enfant que j’étais à l’époque où j’habitais dans la ville provinciale des années soixante où la circulation automobile nocturne était presque inexistante.

En ce temps lointain qui était celui d’un autre monde, la fenêtre de ma chambre donnait sur une petite rue éclairée par un réverbère dont le halo filtrait à travers les persiennes. J’exigeais qu’elles fussent entrouvertes pour ne pas me sentir absorbé dans le noir complet.

À cette époque de mon très jeune âge, je ne dormais déjà que d’un œil. Il m’arrivait même de dormir les yeux ouverts, ce qui procura une nuit une belle frayeur à ma grand-mère venue discrètement vérifier si je ne m’étais pas découvert. Cela se produisait lorsque je me trouvais dans ce demi-sommeil qu’on appelle, je crois, la phase hypnagogique de l’endormissement.

Dans ces moments-là, le ronronnement lointain d’un vélomoteur m’arrivant aux oreilles que j’ai toujours eues extrêmement sensibles suffisait à ouvrir en moi un abîme de questions : comment quelqu’un pouvait-il avoir suffisamment d’audace pour rouler la nuit en vélomoteur ? Où se rendait-il à pareille heure ce motocycliste si téméraire ? Quelles ombres furtives balayait le faisceau de son phare perçant d’à peine quelques mètres l’énorme obscurité des routes de campagne encore si proches du centre ville chichement éclairé par de maigrichons lampadaires ? Quelle joie et quel tourment (mais la joie peut être aussi un tourment) jetaient-ils quelqu’un sur des routes inconnues et ténébreuses ?

 

Extrait de Prairie Journal (Carnets)

carnet,note,journal,autobiographie,prairie journal,éditions orage lagune express,christian cottet-emard,vélomoteur,nocturne,souvenir,enfance,nuit,blog littéraire de christian cottet-emard

 

 

09 décembre 2020

Commencement d'un nouveau carnet

carnet,notes,journal,carnets,autobiographie,prairie journal,christian cottet-emard,éditions orage lagune express,blog littéraire de christian cottet-emard,portugal,lisbonne,lisboa,pessoa

Mon esprit plutôt lent et le harcèlement du quotidien m’obligent à tenir des carnets. Comparés à ceux d’autres auteurs, les miens sont assez mal tenus mais bien utiles pour ne pas trop perdre des moments vécus, des surprises de lecture, des colères ou des instants d’accord avec le monde. Ils me sont bouées dans le naufrage, cailloux dans la forêt.

 

À l'intérieur, mes carnets n’on rien de soigné, rien de la beauté chiffonnée (artistement brouillonne) de ces très esthétiques carnets d’écrivains recherchés par les collectionneurs ou, parfois, reproduits dans les magazines.

 

Mes carnets regorgent de ratures, d’écriture bâclée, parfois de fautes. Il s’agit d’aller vite. L’important est de capturer l’idée, la sensation, avant qu’elles ne s’échappent. Pas le temps de bien écrire, de calligraphier, d’autant qu’en fixant quelque chose qui passe dans la tête ou qui remonte de la mémoire, on le fait souvent très mal installé. Un jour, à Venise, j’ai posé mon carnet sur une des passerelles installées en prévision de l’alta aqua. Devant moi, je voyais l’eau du canal de la Giudecca déborder doucement sur le quai en un discret clapotis. Pattes de mouches, gribouillis, écriture sale.

 

Mes carnets bégaient. On peut y lire des choses ridicules, des projets avortés, des élucubrations de songe-creux. C’est la cuisine, une cuisine mal tenue. Dois-je la faire visiter ? Dois-je montrer ce qui m’entre dans la tête, ce que je prends pour une piste de réflexion ou une possible esquisse lorsque cela se présente juste avant le sommeil, au moment où je viens d’éteindre et lorsque je rallume pour noter et noter encore, à moitié hagard ?

 

Mes carnets sont spontanés, je ne le suis pas. Mon écriture ne l’est pas. Je tiens mes carnets car j’ai mauvaise mémoire, des difficultés de concentration et une bonne dose de sentimentalité.

 

Mes carnets ne sont que des pense-bêtes.

 

Feuilleter mes carnets de notes : j'ai en effet recours à ce bon vieux système pour tenter de fixer puis de me remémorer d'improbables moments de grâce capables de déchirer le voile poussiéreux du quotidien. J'allais ressortir du magasin l'image des pépites extraites du limon mais soyons modeste, en ce qui concerne mes esquisses, il ne s'agit que de cristaux glanés au hasard du sentier caillouteux ! De l'or, il y en a quand même dans ces pages de carnets. Il s'agit des citations, pensées épinglées tels des papillons de collection, vraies pépites celles-là, d'auteurs avec qui je me sens parfois en sympathie, glissées entre les bagues de cigares collées, les adresses, les photos, les beaux timbres, les coupures de presse et autres découpages, éparpillées dans ce petit matériel de dépannage pour réflexion à l'arrêt, en quelque sorte trousses de première urgence pour rêves égratignés...

 

Ce carnet que m’a offert ma fille, on dirait un gros morceau de chocolat noir. Il me plaît tellement que je n’ose pas le commencer à la légère. Je vais essayer de m’appliquer, de ne pas le couvrir de ratures, comme les autres. Je crois qu’il va être parfaitement adapté au recopiage de certaines notes que j’écris directement dans le canevas de mon blog. Ce sera une « sauvegarde de papier », en quelque sorte.

 

Ce carnet noir est différent de ceux que j’utilise d’habitude. Il s’agit d’une copie du fameux Moleskine fabriquée en Italie et vendue assez cher par rapport au modèle français d’origine, ce dernier étant désormais introuvable.

 

J’ai adopté depuis pas mal de temps des carnets à petits carreaux de marque Clairefontaine de format 11 X 17 cm, 192 pages, couvertures en couleur, pelliculées, avec motifs végétaux (écorces, brindilles, noeuds de bois...). Ces références à la nature m’apaisent. Solidement reliés et cousus, ils me permettent de coller aussi des fleurs séchées, des cartes postales, des tickets d’entrée de musées, de concerts, des publicités, toutes sortes de papiers qui attestent d’un voyage, d’un instant, d’un moment plus « vécu » qu’un autre. Il m’arrive de devoir revenir à ces papiers collés pour tenter de faire remonter vers la conscience un de ces souvenirs fugaces pouvant nourrir un texte ou un poème, voire un chapitre, une nouvelle ou un roman entier. À la fin, sous l’effet des épaisseurs de papier et des multiples manipulations et déplacements que je lui inflige, le carnet double comiquement de volume, se distend, se patine. La pellicule se décolle, sèche, se ride. Le carnet s’épaissit et vieillit, comme son propriétaire.

 

J'ai abandonné les  carnets Clairefontaine parce qu'ils ont changé. Les couvertures n'ont plus ces motifs végétaux qui les caractérisaient et qui m'inspiraient. Je choisis maintenant dans ma réserve de carnets ramenés de voyages, notamment du Portugal.

 

(Extrait de mon livre Prairie journal, © Éditions Orage-Lagune-Express.)

Images / Carnet acheté lors d'un de mes séjours à Lisbonne.

carnet,notes,journal,carnets,autobiographie,prairie journal,christian cottet-emard,éditions orage lagune express,blog littéraire de christian cottet-emard,portugal,lisbonne,lisboa,pessoa

 

31 août 2020

Le jour des blouses grises

carnet,note,journal,autobiographie,écriture de soi,prairie journal,variations symphoniques,blog littéraire de christian cottet-emard,littérature,évocation,souvenir,rentrée scolaire,grandes vacances,rentrée des classes,école primaire,maître d'école,instituteur,blouse grise,baguette,salle de classe,estrade,glas,église saint léger,oyonnax,fête foraine,maréchal ferrant,pasage étienne Dolet,école jeanne d'arc,grande ourse,pierre et le loup,prokofiev,épicéa,fugue,christian cottet-emard,cm1,CP,cours préparatoire,enseignement privé,je vous salue marie,notre père,prière,retenue,colle,récit,enfance,mémoire

Quand j’étais encore concerné, la rentrée des classes marquait pour moi le jour le plus noir de l’année, surtout à l’école primaire. À cette époque, au début des années soixante du vingtième siècle, les vacances d’été commençaient le 27 juin et se terminaient le 15 septembre, ce qui en faisait véritablement, selon l’expression consacrée, les grandes vacances.

Le jour de la rentrée, l’odeur des goûters que les élèves transportaient en plus du cartable dans une petite besace de plastique tressée me révulsait plus que de coutume avec son mélange d’effluves de chocolat et d’orange. Cette odeur se répandait dans le couloir obscur qui servait de hall d’entrée à l’école et qui se prolongeait par un vaste escalier donnant accès aux étages et aux salles de classe. Sur le palier du premier étage, une porte ouverte donnait sur le préau et la cour de récréation, celle-ci constituant déjà plus à mes yeux une arène qu’un lieu de détente dans cet univers masculin. Il fallait attendre l’entrée en sixième au collège situé quelques rues plus bas pour retrouver la mixité dont nous étions subitement privés après la maternelle dès l’entrée à l’école primaire. 

J’avais trois rues à traverser pour aller du domicile de mes parents jusqu’à l’école. Le trajet s’égayait deux fois par an avec l’installation de la fête foraine aux abords de l’église. En attendant de scintiller et de tourbillonner, les manèges dormaient sous leurs bâches dans le matin brumeux. En bas des marches d’un étroit passage entre des maisons et des ateliers, le dernier maréchal-ferrant faisait tinter son marteau. À la sortie du passage, l’immeuble de l’école s’élançait dans le ciel gris. Lorsque j'arrivais (assez rarement) en retard, je levais les yeux vers la lourde porte à deux battants fermée et je restais quelques instants immobile pendant que me saisissait l’idée de la fugue en direction de la forêt distante d’à peine quelques centaines de mètres au bout d’une petite route en pente. Je me demandais alors comment j’allais pouvoir manger, boire et dormir une fois les hautes silhouettes des épicéas englouties par l’énorme nuit de l’automne. J’avais souvent entendu parler de la Grande Ourse sans bien comprendre de quoi il s’agissait dans le ciel et j’écoutais en boucle mon disque de Pierre et le loup de Prokofiev, ce qui ne m’encourageait guère dans mes projets de désertion. 

J’entrouvrais donc ce que j’allais appeler des décennies plus tard dans un poème la grande porte de la fugue et je me faufilais dans le hall sombre pour rejoindre les gamins les moins pressés d’obéir à l’ordre de se mettre en rang. J’avais alors vue sur les nuques et les oreilles de tous ces marmots de mon âge, à peu près tous tondus par le même coiffeur auquel nous confiaient nos mères lorsque nos têtes se hérissaient d’un excès d’épis et de mèches rebelles. Nous gardions ainsi la posture tant que le silence n’était pas obtenu puis chaque cortège montait pesamment l’escalier pour rejoindre sa salle de classe respective sous l’œil suspicieux des maîtres. 

Le regard le plus noir, jaillissant du visage assombri d’un collier de barbe, appartenait au maître du cours préparatoire, un grand type aux épaules légèrement voûtées qui portait souvent ses vestons anthracite sans enfiler les manches, ce qui lui donnait l’allure évanescente d’un spectre à quatre bras. Cet homme très brun aux sourcils épais et noirs et au teint gris, jeune et taciturne, n’avait jamais besoin d’élever sa voix sourde pour donner des ordres. Ses larges mains recouvertes d’une peau blafarde pouvaient à tout moment s’envoler en direction de notre figure pour y atterrir en un claquement sec. Contrairement à son collègue tonnant du CM1, le maître du CP n’avait pas besoin de théâtraliser ses colères parce qu’il semblait tout entier habité par une colère permanente, froide et silencieuse qui me glaçait le sang. Ses annotations à l’encre rouge dans les marges de nos exercices exprimaient en une impeccable calligraphie l’ironie amère et  le réfrigérant dédain que lui inspiraient nos fautes d’orthographe et nos erreurs de calcul.

carnet,note,journal,autobiographie,écriture de soi,prairie journal,variations symphoniques,blog littéraire de christian cottet-emard,littérature,évocation,souvenir,rentrée scolaire,grandes vacances,rentrée des classes,école primaire,maître d'école,instituteur,blouse grise,baguette,salle de classe,estrade,glas,église saint léger,oyonnax,fête foraine,maréchal ferrant,pasage étienne Dolet,école jeanne d'arc,grande ourse,pierre et le loup,prokofiev,épicéa,fugue,christian cottet-emard,cm1,CP,cours préparatoire,enseignement privé,je vous salue marie,notre père,prière,retenue,colle,récit,enfance,mémoire

J’admire encore aujourd’hui le dessin harmonieux et les parfaits pleins et déliés dont il gratifiait chaque lettre du mot imbécile délicatement déposé au porte-plume sur le mauvais papier de mes cahiers du jour. Étrangement, ce personnage effrayant détenait l’étonnant pouvoir de nous enchanter quand il racontait une histoire qu’il illustrait d’un tour de main en recouvrant le tableau noir (plus exactement vert très sombre) de somptueuses fresques foisonnantes d’animaux et de paysages composées aux craies de couleur. Cet homme cuvait-il dans l'enseignement l’amertume récurrente d’une vocation d’artiste contrariée ? C’est la question que je me pose aujourd’hui en revoyant son regard aussi ténébreux que l’eau profonde d’un lac glaciaire... À moins qu’il ne souffrît en ces années lointaines d’un vieux chagrin d’amour fossilisé qui le pétrifiait de l’intérieur.

Une fois en classe, nous devions attendre le signal du maître pour nous asseoir, non sans avoir auparavant récité collectivement le Notre Père ou le Je vous salue Marie. J’avais pour ma part une préférence pour cette Marie pleine de grâce dont l’évocation me souriait plus, dans cette poche de tristesse et d’inquiétude qu’était la classe, que l’image intimidante de ce Père énigmatique et si haut dans les Cieux. Mes prières n’en étaient pas moins sincères mais tournées vers de bien prosaïques soucis : Sainte Marie pleine de Grâce, faites que je ne sois pas interrogé au tableau, Notre Père qui êtes aux Cieux, délivrez-moi du calcul mental et faites que je ne sois pas collé jeudi.

Le reste de la matinée coulait alors au rythme du glas qui tombait du clocher tout proche de la bien mal nommée église Saint-Léger. L’après-midi était du même tonneau mais j’avais la chance de rentrer chez moi pour le déjeuner. Je sais gré à mes parents de ne m’avoir jamais imposé une seule fois de manger à la cantine. En voyant vivre les enfants aujourd’hui, j'ai conscience du luxe qui m’a été donné de connaître une enfance sans nounou, sans cantine scolaire et sans étude du soir.

carnet,note,journal,autobiographie,écriture de soi,prairie journal,variations symphoniques,blog littéraire de christian cottet-emard,littérature,évocation,souvenir,rentrée scolaire,grandes vacances,rentrée des classes,école primaire,maître d'école,instituteur,blouse grise,baguette,salle de classe,estrade,glas,église saint léger,oyonnax,fête foraine,maréchal ferrant,pasage étienne Dolet,école jeanne d'arc,grande ourse,pierre et le loup,prokofiev,épicéa,fugue,christian cottet-emard,cm1,CP,cours préparatoire,enseignement privé,je vous salue marie,notre père,prière,retenue,colle,récit,enfance,mémoire

Il faut dire que mon aversion définitive pour toute forme de vie en collectivité, pour toute activité sportive et pour tout engagement associatif est née dans la cour de récréation où la seule forme de loisir admise (à part une brève partie de billes) était le jeu de ballon obligatoire auquel s’ajoutait la séance d’éducation physique, activités qui m’ont inspiré mépris et dégoût dès mon plus jeune âge.

Lorsque je repense à ces rentrées scolaires déprimantes avec leurs relents de gymnase et leurs instituteurs en blouses grises pointant leurs baguettes du haut de leurs estrades, je mesure à quel point elles ont pu déterminer quelques aspects de mes débuts dans le monde et ma vision de la vie humaine tout en sachant qu’elles m’ont aussi ouvert une autre grande porte de la fugue, non pas celle qui me donnait envie de détaler en direction d’une sombre forêt mais celle, autrement imposante, qui m’indiquait l’étrange chemin vers les horizons du récit.

 

Extrait de mon livre Prairie Journal © Éditions Orage-Lagune-Express. Droits réservés.

Pour les oyonnaxiens, ce livre est disponible en prêt à la médiathèque municipale au centre culturel Aragon.